Le crash de SpaceShipTwo dans le désert californien la semaine dernière va certainement retarder pour de longs mois l’exploitation commerciale du tourisme suborbital. Pour combien de temps ? Répondre à cette question relève plus de l’astrologie que de l’analyse quantitative objective.
En revanche, il est possible d’estimer le nombre de voyageurs intéressés par un voyage aux limites de l’atmosphère et prêts à payer 250 000 dollars, une fois que la sécurité d’un tel vol est suffisamment garantie. Je ne sais pas si Virgin Galactic a réalisé des estimations de nombre de passagers pour son business plan, mais EADS l’a fait il y a quelques années. L’entreprise aéronautique européenne s’interrogeait en effet sur une possible diversification de ses activités, en particulier dans le tourisme suborbital (à ne pas confondre en fait avec le tourisme spatial, qui suppose d’aller dans l’espace et coûte beaucoup plus cher).
J’ai eu la chance de participer à ce projet, en concevant l’étude de marché et la modélisation qui a permis de faire des projections de nombre de touristes suborbitaux. Une partie des résultats de l’étude ont été présentés au deuxième symposium sur le « Private Human Access to Space » de l’IAA à Arcachon en mai 2011.
La principale difficulté du projet est bien sûr qu’il s’agit là d’un marché nouveau, sans aucune référence à laquelle se raccrocher. Pour faire de la prévision, on combine en général des données collectées à l’instant t avec une base de données qui permet d’asseoir la prévision. Dans le domaine politique, les instituts de sondage demandent aux interviewés leur vote aux élections précédentes, et recalent l’échantillon sur les votes réels à ces élections. Nate Silver cale son modèle sur l’écart observé dans le passé entre les résultats réels et les résultats des sondages. Quand il s’agit d’estimer les ventes d’un nouveau produit, Bases, le département de Nielsen qui domine ce segment de marché, utilise sa vaste base de données pour relier l’intention d’achat déclarée au comportement réel d’achat.
Une base combinant historique des comportements et de résultats d’étude est utile pour une raison simple : le déclaratif des interviewés ne reflète pas toujours ce qu’ils feront dans la réalité. D’où la nécessité d’observer, sur une multitude de lancements de produits différents, la différence entre l’intention et le comportement réel, pour en déduire ce qu’il va se passer pour un nouveau produit.
Mais quid des produits entièrement nouveaux, comme le tourisme suborbital ? Pas de base de données, pas de produit similaire lancé auparavant. Il a fallu imaginer une méthode ad hoc.
Si la méthode que nous avons utilisée a été imaginée pour le cas spécifique du tourisme suborbital, les principes qui la sous-tendent ne surprendront pas les spécialistes de la prévision de marché : interviewé placé en situation de choix entre différentes possibilités, batterie de questions d’attitudes, comportement passé en termes de dépenses en produits de luxe et loisirs très haut de gamme de la population ciblée. Et bien sûr, estimation de différents modèles sous différentes hypothèses (plus de 80), la prévision finale étant la moyenne de toutes les prévisions réalisées.
Il s’agit bien sûr d’une population très riche. Afin de tester la crédibilité de nos prévisions, nous avons utilisé les chiffres du World Wealth Report, qui s’intéresse aux High Net Worth Individuals, c’est-à-dire les individus qui possèdent au moins 1 million de dollars en dehors de leur résidence principale. En 2013, il y en avait 14 millions. Si 0,1% d’entre eux se décidaient pour le ticket à 250 000 dollars, cela fait 14 000 touristes suborbitaux. Largement de quoi couvrir les 2 milliards d’investissement prévus sur une période raisonnable. Avant l’accident de la semaine dernière, Virgin Galactic annonçait avoir 700 demandes de tickets. Je ne peux pas révéler la prévision que nous avions faite, mais il n’y a pas lieu d’en rougir de honte.
Evidemment, tout cela c’était avant. Notre étude se penchait aussi sur les motivations des astronautes en herbe, et sur les barrières éventuelles. La sécurité des vols en était une, bien sûr. Beaucoup plus pour les européens que pour les américains ou les chinois (biais du déclaratif ?). Nous avions aussi testé les possibles réticences environnementales : aucun effet significatif perceptible….
Malgré l’accident de la semaine dernière, on peut donc penser que le tourisme suborbital est toujours promis à un bel avenir.
Antoine Moreau
6/11/2014